On vit ici dans une misère indescriptible. Dans les grandes baraques, on vit vraiment comme des rats dans un égout. On voit beaucoup d’enfants dépérir. On en voit aussi beaucoup d’autres bien-portants. La semaine dernière nous est arrivé en pleine nuit une convoi de prisonniers. Visages cireux et diaphanes. Jamais je n’ai vu sur des visages autant d’épuisement et de fatigue que cette nuit-là. (…) Au petit matin on les a entassés dans des wagons de marchandises. Avant même de passer la frontière, leur train a été mitraillé (…) Des wagons nus avec un tonneau au milieu et soixante-dix personnes debout dans un fourgon fermé (…)
Oui la détresse est grande, et pourtant il m’arrive souvent, le soir, quand le jour écoulé a sombré derrière moi dans les profondeurs, de longer d’un pas souple les barbelés, et toujours je sens monter en mon cœur – je n’y puis rien, c’est ainsi, cela vient d’une force élémentaire – la même incantation : la vie est une chose merveilleuse et grande, après la guerre nous aurons à construire un monde entièrement nouveau et, à chaque nouvelle exaction, à chaque nouvelle cruauté, nous devrons opposer un petit supplément d’amour et de bonté à conquérir sur nous-mêmes. Nous avons le droit de souffrir, mais non de succomber à la souffrance. Et si nous survivons à cette époque indemnes de corps et d’âme, d’âme surtout, sans amertume, sans haine, nous aurons aussi notre mot à dire après la guerre. Je suis peut-être une femme ambitieuse : j’aimerais bien avoir un tout petit mot à dire (…)
P. 313 : Lettre à Maria Tuinzing, Westerbork, mercredi 11 août 1943 :
La plupart des gens ici se sentent plus pauvres qu’ils ne devraient parce qu’ils portent dans la colonne des pertes la douleur de l’absence de leur famille et de leurs amis, alors qu’on devrait au contraire compter parmi les biens les plus précieux la faculté d’un cœur à éprouver si fortement amour et nostalgie. Bonté divine ! (…)
On me dit parfois : « Oui, tu vois toujours le bon côté des choses. » Quelle platitude ! Tout est parfaitement bon. Et en même temps parfaitement mauvais. Les deux faces des choses s’équilibrent, partout et toujours. Je n’ai jamais eu l’impression de devoir me forcer à voir le bon côté, tout est toujours parfaitement bon, tel quel. Toute situation, si déplorable soit-elle, est un absolu et réunit en soi le bon et le mauvais.
P. 316 : : Lettre à Henny Tideman. Westerbork, mercredi 18 août 1943 :
Toi qui m’as enrichie, mon Dieu, permets-moi aussi de donner à peines mains. Ma vie s’est muée en un dialogue ininterrompu avec Toi, mon Dieu, un long dialogue. Quand je me tiens dans un coin du camp, les pieds plantés en terre, les yeux levés vers ton ciel, j’ai parfois le visage inondé de larmes – unique exutoire de mon émotion intérieure et de ma gratitude. Le soir aussi, lorsque couchée dans mon lit, je me recueille en Toi, mon Dieu, des larmes de gratitude m’inondent parfois le visage, et c’est ma prière.