MAURICE BLONDEL :
« N’AVOIR DE PENSÉE, DE FORCE, D’INFLUENCE
QUE POUR ALLER A JÉSUS… »
Yvette PÉRICO
Professeur de philosophie
Maurice Blondel, né à Dijon le 2 novembre 1861, est appelé à bon droit le philosophe d’Aix. En effet, c’est à l’Université d’Aix qu’il enseigna de 1895 à 1927. Contraint à une retraite prématurée par ses infirmités, il demeura dans cette ville pour y continuer son œuvre philosophique, jusqu’à sa mort survenue le 4 juin 1949, en la veille de la Pentecôte.
Bien qu’auteur d’importants ouvrages de philosophie et de nombreux volumes de correspondance, Maurice Blondel demeure un peu à l’écart des philosophes aujourd’hui célèbres, peut-être à cause de la difficulté de son style, mais plus encore, semble-t-il, parce que sa pensée ne rejoint pas les préoccupations majeures de l’esprit de nos universités françaises. Pour rencontrer véritablement le philosophe, ce n’est pas d’abord à l’un de ses écrits philosophiques que nous nous adresserons, mais à ces petits cahiers composés au fil des jours par le jeune Maurice Blondel, principalement de 1883 à 1895, et publiés en 1961 sous le titre de Carnets Intimes. C’est dans ces cahiers commencés à l’âge de dix-neuf ans, que nous trouvons l’âme de Maurice Blondel. Ne nous confiait-il pas lui-même son dessein lorsqu’il écrivait le 3 décembre 1883, à l’âge de vingt-deux ans :
» Je m’oblige, devant Dieu, à écrire chaque matin où je le pourrai, quelques-unes de mes propres pensées. Je le fais ici sans aucune prétention ; je m’ouvre à Dieu, je me dérobe aux hommes ; je m’interdis même d’en rien relire avant longtemps. Je veux que ce dépôt secret me serve de fonds intact dans mon commerce avec toutes les âmes que j’aime, comme aussi, si je me crois un jour le devoir de parler au monde, je veux y puiser ma force et m’y prendre pour me donner » (1).
Nous allons voir d’après de nombreux extraits de ces carnets trois traits de la personnalité du jeune Maurice Blondel, qui ne sont d’ailleurs que trois facettes d’une même conviction naissante ; à savoir :
— une vocation ;
— un projet philosophique ;
* une mission.
I — UNE VOCATION
Lors de sa troisième année à l’École Normale Supérieure, le 15 décembre 1883, Maurice Blondel écrit :
« Se dévouer et agir, c’est le grand mot, mais comment ? Les besoins intellectuels, les besoins moraux, les misères sociales, tout crie secours. Le Christ est là, mais à qui le donner ? Où le porter ? » (2).
Le souci premier du jeune Maurice Blondel est de connaître et de réaliser en tout la volonté de Dieu :
« Je veux vouloir avec Dieu, ce que Dieu veut, comme Dieu veut de moi… je veux aujourd’hui, pour dire demain ‘nous voulons’… pour dire en mourant : ‘il veut' » (3).
Et un peu plus tard :
« Mon Dieu, inspirez-moi la sainte confiance qui naît du détachement de soi et de l’entier dévouement à votre gloire. Donnez-moi la force de suivre à chaque pas l’attrait dont vous parerez vos conseils ; ne me laissez pas dévier de ma vocation, quelle qu’elle soit » (4).
Six ans plus tard, il ajoute encore :
« Je serai tout ce que vous voulez, ô mon Dieu, pour l’accessoire, et même pour l’important, mais il y a des choses que je dois vouloir parce que vous les voulez certainement et immuablement : ma volonté, en ce qui touche mon propre bien, doit suivre la vôtre, se confondre avec elle ; et après qu’elle aura pris l’habitude de marcher dans votre ombre, elle parviendra à votre lumière » (5).
Il ne s’agit pas là d’un simple élan de jeunesse que pourraient briser les épreuves d’un âge plus mûr. En 1912, il a cinquante et un ans, Maurice Blondel écrira :
« Je ne suis en ce monde que pour faire votre volonté. Malade ou actif, toujours travaillant et peinant joyeusement pour vous, ecce venio… Vous donner, Seigneur, les prémices de tout ; vous rendre l’hommage de tout ; vous rapporter la fin de tout… Entrer à chaque âge de la vie, à chaque année d’épreuves, à chaque jour dans le dessein de Dieu qui varie les perspectives dans l’unité constante de son dessein » (6).
L’épreuve de la cécité que Blondel connaîtra pendant les vingt dernières années de sa vie lui fera dire :
« Je vous remercie, mon Dieu, de toutes les infirmités et gênes, de toutes les épreuves et souffrances que votre Providence m’a départies… Apprendre le métier d’aveugle, d’écrivain à tâtons, mais perdant la vue physique et le goût des théories pour la nuit des sens et de l’entendement, afin d’entrer dans l’intimité secrète et la vision spirituelle… Je voulais me mettre à l’école de tous les hommes, à la science de tous les spécialistes, à la pauvre sagesse de tous les philosophes. Par mon infirmité, Dieu me met à la sienne seule. Il me faut donc oser, usant du passé de mes connaissances acquises, vivre d’une pensée présente et d’un colloque divin » (7).
Mais revenons à la jeunesse du philosophe qui se cherche dans ce qu’il appellera souvent un « abandon actif » à la volonté divine.
« On se dit souvent : si je savais ce que Dieu veut de moi ! Mais il faut que nous ayons le mérite de chercher nous-même et presque défrayer la voie qu’il nous destine. Il nous pousse, il nous porte, mais il faut défricher la route : elle n’est pas toute tracée d’avance… » (8).
Et Maurice Blondel se confie souvent à Celui qu’il appelle le « Divin Inspirateur », ou encore
« l’Esprit consolateur que Jésus nous a donné d’aimer familièrement comme un ami » (9).
On voit Blondel demander à l’Esprit Saint de l’éclairer dans tous les détails de sa vie quotidienne, dans l’apprentissage de l’enseignement, dans ses relations avec ses élèves, dans ses relations aussi avec ses maîtres et dans l’élaboration de sa thèse. Une pensée secrète s’impose de plus en plus : tous ses désirs d’apostolat n’exigent-ils pas d’être réalisés en plénitude dans le sacerdoce ? Il écrit en septembre 1893, en demandant conseil pour l’orientation décisive de son avenir :
« J’admire, dans le caractère sacré du prêtre, l’expression complète des desseins de Dieu sur l’homme… Cette union du prêtre avec le Christ sacrifié à Dieu, et livré aux hommes, cette beauté de l’immolation dans le temps, cette éminente dignité du caractère qui marque le prêtre pour l’éternité, ce privilège d’accompagner l’Agneau partout où il va, ce besoin d’intimité par la souffrance partagée, oui, on ne peut méditer toutes ces grandes choses sans que le cœur soit blessé. Et par instants, je défaille à la pensée que je puis n’être pas choisi pour les posséder dans leur plénitude » (10).
Blondel va comprendre qu’il n’est pas appelé au sacerdoce, qu’il a une autre vocation, mais cependant il ajoute :
« Je sens que la pensée du sacerdoce, quelle que soit la voie où elle doive m’engager, ne m’a pas été donnée en vain, je comprends qu’elle est une grâce puissante, j’en remercie Dieu. J’aime, plus que toutes les autres, les âmes qui ont contribué à me l’inspirer. Je sens qu’elle ne peut manquer d’exercer sur tout mon avenir, quel qu’il soit, une action décisive » (11).
Et dans le même document, Blondel avoue :
« … Je vois surgir de nouveaux sujets d’études qui me paraissent dignes de longs efforts et qui réclament une existence entière d’investigations philosophiques » (12).
Cette affirmation suit la soutenance de sa thèse L’Action, le 7 juin 1893. Mais c’est dans l’élaboration même de cette thèse qu’il nous faudra chercher la source de son inspiration et toute l’originalité de son projet philosophique. Auparavant, tentons encore de discerner quelques dispositions profondes de son âme en quête de sa vocation.
Lors d’une retraite en 1888, à Saint-Joseph du Tholonet, Blondel note :
» Ce soir, seul dans la chapelle, au milieu de la piété surabondante, un instant de grande netteté. J’ai vu qu’il me fallait agir par la pensée : j’ai senti qu’il y avait là un dévouement difficile, et un désintéressement malaisé à garder. Mais peut-être dans la souffrance et dans l’immolation y a-t-il une joie intérieure et spirituelle à laquelle on s’attache. Tandis que dans l’œuvre de la pensée, il faut arriver de plus en plus à l’impersonnalité ; et souffrir davantage à mesure qu’on avance. Ce qui me rassure un peu, c’est ce qui m’attire, ce n’est pas le bruit ou la renommée ; je commence à me guérir un peu de cette illusion ; mais il est si nécessaire de dépasser par la lumière chrétienne les clartés de nos modernes penseurs. Et il me semble, indépendamment de toute vanité, que j’ai en tête quelques idées qui n’ont pas encore été ‘humanisées’ — Oui, l’homme a un grand rôle à jouer : il a à humaniser le divin, comme Dieu a divinisé l’humain. Vivons dans le Christ pour que le Christ vive en homme, en philosophe » (13).
Quelques mois plus tard, tandis qu’il mûrit sa thèse et continue son enseignement au Lycée Mignet à Aix, Blondel affirme :
« Le problème de la vocation : difficulté essentielle, dont si peu d’âmes s’inquiètent, et qui est pourtant le tout de la jeunesse… J’ai peu d’action sur les autres, et d’autant moins qu’ils sont plus simples et plus spontanés… J’aurais plutôt quelque influence sur les esprits méditatifs, sur mes collègues plutôt que sur mes élèves ou sur mes pauvres que je ne sais pas manier… Dois-je chercher à agir sur les esprits, m’écarter de la vie militante… je devrais peut-être me réserver à un travail plus intérieur et par là même, plus général : j’atteindrais sans doute plus les inconnus que les connus, plus les lecteurs que les auditeurs, plus les méditatifs que les actifs et les Imaginatifs… plus l’intérieur des principes que l’extérieur de la vie » (14).
Plus fermement encore, Blondel écrira en 1894 :
« J’ai comme tout homme, un rôle, une mission à remplir, une vocation… J’ai à tracer les voies actuelles de la raison vers Dieu incarné et crucifié ; j’ai à ménager les prétentions de la pensée moderne ; j’ai à acheminer la science et la philosophie, par les méthodes mêmes qui leur sont chères et qu’elles ont raison d’aimer… Combien peu sont disposés à suivre ces routes laborieuses, à ouvrir, parmi tant d’obstacles, ce chemin scientifique, à comprendre également les exigences légitimes de l’esprit moderne et les intransigeances redoutables de la vérité chrétienne, à parcourir tout l’entre-deux, et à jeter dans cet abîme, pour servir à le combler, sa vie, son cœur, sa pensée, sa raison, sa foi, son avenir dans le temps et dans l’éternité, tout soi-même ? Il faut donc m’y consacrer. Il le faut » (15).
C’est de tout son être que Blondel veut entreprendre le rude labeur de sa philosophie, lui qui, à vingt-cinq ans, affirmait :
« Pour juger les systèmes philosophiques… ne pas les considérer comme pièces, comme étapes, comme idées, comme systèmes, mais comme vies et comme âmes » (16).
« La philosophie, écrit-il encore, doit être la sainteté de la raison. On n’y est pas compétent parce qu’on est intelligent et méditatif. Il faut être homme, il faut être chrétien, il faut être saint : c’est là l’expérience nécessaire » (17).
A plusieurs reprises, Maurice Blondel nous dévoile conjointement ses exigences intellectuelles et ses aspirations à la plénitude de la vie chrétienne, son désir de sainteté :
« Ne point se reposer sur le doute comme Montaigne, ne point se reposer sur la raison comme Descartes, ne point se reposer sur la foi comme Pascal, mais être dans un travail et un enfantement perpétuels ; pour être chrétien, ne point abdiquer d’être homme, et pour être philosophe, ne point cesser d’être toujours sensible et meurtri ». « … Pour parler de ‘l’esprit chrétien’, comme il faudrait être saint ! Et qu’il est rare que ceux qui parlent le plus aujourd’hui de purifier le christianisme aient le sentiment vrai et pratique de la Croix de Jésus ! » (18)
Au 25 mai 1889, Blondel note :
« ‘Moins on a, plus l’on fait’. Vraie devise d’une vie pauvre et remplie, comme celle du vénérable M. Morot. Temps, fortune, santé, liberté, tout lui manquait, il a suppléé à tout ; grand ouvrier de charité, grand homme de bien, grand chrétien. Qu’il serait bien qu’il y eût un saint parmi les maîtres de la jeunesse, un professeur, un universitaire, un apôtre, qui alliât science, enseignement et charité » (19).
Et cinq ans plus tard, le 7 octobre 1894 :
« Dimanche du Rosaire. Vous nous voulez tous saints. Il faudrait donc que moi aussi je le devinsse. Il faut que je sois le saint raisonnable, dans la vie commune, le type de l’union équilibrée de la pensée et de la foi. Qu’ai-je fait pour cela ? Rien et je suis au milieu de la vie » (20).
Le 13 mars 1889 Blondel avait affirmé :
« Le renoncement n’est pas la même vertu que le détachement ; pour l’un, le monde n’existe plus, ou il n’est qu’une occasion de sacrifices, de mépris et de souffrances : c’est la psychologie du cloître et de la solitude contemplative. Pour l’autre, il y a en toute chose, la volonté même de Dieu, de Dieu seul, mais c’est assez pour que l’homme se rattache très purement à tout être et à toute science. Il reste à étudier, à justifier la sainteté de la vie, rattachée à la nature et à la science toute humaine : il ne faut pas que toute dévotion se tienne à l’écart des nécessités communes et de la conquête scientifique et métaphysique du monde par l’homme » (21).
Et le 9 janvier 1895 :
« Mon Dieu, moi aussi, j’ai conçu de hautes ambitions ; vous vous souvenez du soir où, inquiet de l’avenir autant que découragé du présent, je me suis prosterné devant vous pour vous supplier de me donner un mot de votre bouche divine, un mot qui m’indiquât la route, un mot qui me dictât le sentiment avec lequel vous vouliez me voir marcher ; j’ouvris votre saint Évangile au hasard, et mes yeux tombèrent d’emblée sur trois paroles : Duc in altum, va de l’avant, va en haut, va à la haute mer ! Oui, il faut que nous allions en haut, que nous nous jetions dans l’abîme de votre amour, plus profond qu’un océan, que nous opérions un grand œuvre de salut, que nous nous sanctifiions (22).
II — UN PROJET PHILOSOPHIQUE
Tentons de voir maintenant quel projet philosophique habitait l’esprit et l’âme de Maurice Blondel pour donner corps à ses grands désirs.
Lorsqu’en 1927, Frédéric Lefèvre, rédacteur en chef des Nouvelles Littéraires, interroge Blondel par la question suivante : « Pour nous introduire en votre pensée, n’estimez-vous pas bon d’indiquer d’abord les maîtres et les amis à qui vous devez le plus », nous entendons cette réponse :
« J’ai toujours mené une sorte de double vie : une vie de docilité aimante, une vie d’indépendance inaliénable. Oserai-je même dire que plus mes ‘moniteurs’ semblaient proches de mes convictions propres, plus je sentais qu’ils n’étaient point placés au point de vue que je cherchais pour ma part comme celui que réclame notre devoir de penser par nous-mêmes en réponse aux éternelles questions toujours renouvelées… La lecture de saint Bernard et la pratique du Nouveau Testament, particulièrement de saint Paul, m’ont aidé, dès le début et constamment, à me trouver dépaysé dans notre monde intellectuel ; et plus je voulais être de mon temps, plus je cherchais à m’environner, pour de telles études, d’une atmosphère qui ne date pas : philosophie de plein air et de pleine humanité, qui puisse être aussi respirable au vingt-cinquième siècle qu’elle l’eût été au second ou au douzième et qui n’espère trouver l’actuel, le plus actuel qu’en cherchant d’abord l’éternel toujours opportun, même et surtout quand il semble inactuel » (23).
Celui que l’on nomme volontiers le « philosophe de l’Action » surprit beaucoup ses maîtres de l’université lorsqu’il présenta le thème de l’action comme sujet de thèse. C’était pourtant là le germe, et presque le centre de toute sa philosophie. Toute la suite de son œuvre ne sera qu’une longue et patiente explicitation des cinq cents pages de l’Action achevée en 1893. L’originalité du sujet venait-elle du souci de réfléchir sur le primat de l’action par rapport à la pensée selon un climat intellectuel répandu par le marxisme ? Non, le projet de Blondel est autre. Son sujet, dit-il, lui a été inspiré dans la prière.
« Je me propose d’étudier l’action parce qu’il me semble que dans l’Évangile, il est attribué à l’action seule le pouvoir de manifester l’amour et d’acquérir Dieu. J’étudierai l’action parce que, en ce temps, nous ne savons plus souffrir pour agir et produire. Le cœur manque, on sait, on comprend, on raffine, on contemple, on jouit, on ne vit pas… vivre et agir du cœur, pour voir de l’esprit. Je veux montrer que la plus haute manière d’être, c’est d’agir, que la plus complète manière d’agir, c’est de souffrir et d’aimer, que la vraie manière d’aimer, c’est d’adhérer au Christ » (24).
« Sans méconnaître que la pensée éclaire l’action, je voudrais montrer que c’est l’action surtout qui éclaire la pensée. Elle est l’abondance du cœur et la garantie de toute sincérité intellectuelle. Je crois que par la dialectique toute théorique et aux yeux de la pensée, on peut rendre tout vraisemblable ou plausible, principalement dans les choses morales et politiques ; et je crois en même temps que peu à peu, les convictions intellectuelles et les apparentes démonstrations logiques peuvent fausser la sincérité morale, troubler l’œil du cœur, égarer la pratique elle-même » (25).
La pensée sans l’amour, dira-t-il encore, est un monstre dangereux.
« Il y a tout un enchaînement de pensées qu’on ne peut devoir qu’à la trituration de la vie active. Dieu est un acte. La vérité est un acte. Être semblable à Dieu, le connaître et l’aimer, c’est agir. Ne pas se préoccuper de ce qu’on sent, mais de ce qu’on fait » (26).
Le 14 janvier 1890, Maurice Blondel écrit :
« Qu’ai-je à faire ? L’histoire entière d’une simple action depuis son origine alors qu’elle recueille de toutes parts son suc, jusqu’à son achèvement éternel ; et quel exemple prendre ? Ce simple mot à prononcer en fléchissant le genou : Jésus-Christ » (27).
Ne nous étonnons pas de trouver dans L’Action de 1893 cette remarque :
« Aussi, dans la simplicité des pratiques les plus populaires y a-t-il plus d’infini que dans les plus hautaines spéculations ou dans les sentiments les plus exquis. Et l’humble qui se conforme littéralement à des préceptes de dévouement qu’il juge tout clairs encore qu’il ne les comprenne pas, a bien plus le sens de la vérité que tous les théosophes du monde » (28).
Il ne faudrait pas croire cependant que Maurice Blondel se contente de transcrire dans la langue philosophique la dimension spirituelle des actes. Il note le 23 mars 1889 :
« Deux parties bien distinctes à traiter : la psychologie morale du païen, qui chercher l’accès de la vérité complète et vivante et pratique, l’action naturelle, inconséquente au peu de lumière que la raison jette en l’homme ; et ensuite la psychologie pratique du chrétien qui, entré dans le domaine de la puissance, agit avec l’efficacité souveraine de Dieu, et fait incomparablement plus qu’il ne comprend' » (29).
En tout acte, il y a quelque chose de l’homme, mais tout n’est pas de l’homme :
« Ce que l’homme fait n’est qu’une portion, sans doute, de ce qui se fait en lui » (30).
Et Maurice Blondel veut nous faire découvrir qu’en tout acte, en toute circonstance, en toute vie, l’homme demeure un être inachevé tant que sa volonté propre s’affirme comme un principe de conquête, de domination, de possession. Cette volonté ne connaîtra l’assouvissement de ses désirs les plus profonds que si elle accepte de céder devant la volonté de Dieu qui la travaille secrètement, véritable conversion intérieure qui s’opère généralement dans la souffrance :
« Sans l’éducation de la souffrance, affirme Blondel le 16 mai 1889, je ne serais pas arrivé à l’action » (31).
« Il n’y a que la souffrance intérieure qui nous apprenne quelque chose. Tout le reste n’entre pas en nous » (32).
« La souffrance est le mot terrestre de l’amour » (33).
En somme ce que Blondel veut établir, à partir de l’analyse précise et détaillée de ce qu’il appelle tous les ingrédients de l’action, c’est le réalisme de la vie spirituelle.
Et Blondel entend par là élargir les horizons de la philosophie à laquelle il accorde volontiers une mission de « précurseur » et de « témoin ». Dans une lettre du 20 octobre 1893, où il résume le sens et la portée de sa thèse : L’Action, Blondel fait remarquer qu’un conflit de passions s’est substitué à une légitime discussion rationnelle sur les questions les plus importantes de la vie. Et, ajoute-t-il alors :
« Au risque d’être attaqué de part et d’autre, j’ai souhaité de remédier à cette mutilation volontaire de la pensée française… J’ai revendiqué pour la raison la part de son domaine qu’elle a délaissée » (34).
Le rôle de l’analyse philosophique est bien de déceler les désirs singuliers de tout homme posant un acte singulier en une situation non moins singulière de son existence. Cette même analyse conduit à constater que chacun retire de ses actes tantôt moins, tantôt plus que ce que sa volonté voulait y trouver. Et Blondel de conclure que lorsque, dans l’étude de l’action, il doit parler
« de ce qui est supérieur à la science ou à la raison, est-ce encore au nom de la raison et par un besoin de la nature » (35).
On comprend que devant de telles perspectives, après la soutenance de thèse de L’Action en 1893, Blondel se voit refuser un poste d’enseignement supérieur. Une lettre d’un assistant à cette soutenance de thèse, probablement l’Inspecteur d’Académie de la Seine, affirme :
« C’est trop pour la libre pensée française, pour le clair esprit français » (33).
La même lettre adressée au Recteur de l’Université précise :
« Monsieur Blondel est inintelligible… la lecture d’une de ses pages demande une heure. Comment, à ce taux usuraire, en aurait-on pu lire quatre cent vingt-neuf ? En ce qui me concerne, étant donné la doctrine qui s’étale dans ce livre, je ne suis pas fâché qu’elle reste inintelligible (35).
C’est pourtant ce climat universitaire qui avive les tout premiers désirs d’apostolat relatifs à la mission de Maurice Blondel.
III — UNE MISSION
Alors qu’un établissement de Jésuites s’était fondé à Dijon, Blondel affirme :
« J’ai fait paisiblement toutes mes classes au Lycée de Dijon… car, dès lors, mon attrait c’était de connaître l’état d’âme des ennemis de la foi, afin de pouvoir plus efficacement agir sur eux… » (38).
Puis il commente ainsi son aspiration surprenante d’entrer à l’École Normale :
« Sans même remarquer l’étrangeté du moyen, il me semblait que cette École (je ne la connaissais que de nom) qui inspirait autour de moi et qui m’inspirait de l’effroi, était la voie qu’il me fallait prendre pour en venir à mes fins, pour m’armer contre ceux à qui je souhaitais défaire entendre la vérité, pour acquérir une connaissance plus directe et plus profonde des esprits égarés ou des incrédules sincères dont mon rêve d’adolescent était de dissiper les préjugés en leur parlant leur propre langage » (39).
Dans le Mémoire qu’il adresse à un prêtre de Saint-Sulpice le 9 septembre 1893, deux mois après la soutenance de sa thèse, Maurice Blondel ajoute :
« Je souhaite d’agir, au nom de la raison même et dans l’intérêt surnaturel des âmes, sur les esprits qui réfléchissent et qui tentent de se gouverner par leurs idées. Mon ambition, c’est de montrer que, pleinement conséquent à son vœu d’indépendance, l’homme en vient à se soumettre à Dieu, que le suprême effort de sa nature, c’est d’avouer le besoin de ce qui la dépasse, et que sa volonté propre l’empêche d’arriver à sa volonté vraie. Autant j’ai peu de goût ou d’aptitude pour exercer une influence d’entraînement et d’autorité, autant je désire par l’enseignement, par la plume surtout, m’adresser à ceux qui, placés à l’origine du mouvement des idées, contribuent à former les courants de l’opinion publique : c’est cette influence peu apparente, peu rapide, peu étendue d’abord que mon rêve est d’exercer. Car il me semble que les causes capables d’agir utilement et durablement sur les sociétés humaines sont profondes et obscures plutôt que vives et éclatantes ; et c’est aux sources mêmes qu’il faut remonter pour remédier au mal répandu dans le monde des idées modernes. Sans doute je suis pénétré du sentiment qu’aucune action salutaire n’est possible sans l’initiative de Dieu, et que l’unique principe de toute vérité féconde est dans le Christianisme ; mais justement ce que je désire, c’est de le montrer aux hommes de ce temps, c’est de répondre à ce reproche que la pensée catholique est stérile, c’est de puiser dans l’Évangile ce qu’il s’y trouve toujours de lumière nouvelle, c’est d’en assimiler, pour les besoins des jeunes générations l’aliment inconnu qu’il contient, c’est de dégager, de sa divine abondance une nouvelle richesse humaine, et par un regard respectueusement philosophique, de justifier la parole toujours vraie : ‘Médius inter vos quem vos nescitis' » (40).
Puis exposant son cheminement philosophique, Blondel précise :
« J’ai cherché à me placer juste au point où l’on voit que l’ordre naturel ne peut ni n’être rien, ni être tout, où par conséquent, l’ordre surnaturel, quoique distinct et gratuit, apparaît comme nécessaire encore qu’inaccessible à l’homme purement homme » (41).
Le seul maître et modèle pour cette ample mission que conçoit Maurice Blondel, c’est le Christ. Ne nous confie-t-il pas le 19 décembre 1889 :
« Mon Dieu, au sortir du travail abstrait, quand j’ai écouté des philosophes qui jonglent avec vos mystères, je sens le besoin de me rafraîchir dans les eaux profondes de votre bonté. Ne permettez pas que j’erre trop longtemps dans ce désert aride de la pensée, sans rencontrer la source qui jaillit du rocher, sans rencontrer votre présence même, au puits de Jacob, dans cette Samarie qu’il me faut visiter sans rencontrer, ô bon Jésus, la plaie désaltérante de votre cœur. Vous vous êtes épuisé pour nous emplir… La charité seule est toute-puissante » (42).
Et deux jours plus tard :
« Quand on jette les yeux sur les nouveaux horizons de la science et que notre regard y découvre des profondeurs toujours fuyantes, c’est une grande et inconsolable tristesse qui envahit l’âme, inconsolable si nous n’avions pas, mon Dieu, l’absolu de votre sainte parole, pour contenter notre impérieux besoin de connaître, de connaître absolument » (43).
Le 31 mars de cette même année 1889, il avait écrit :
« J’ai souffert comme si j’étais à la place de ceux qui ne croient pas, comme ne croyant plus moi-même, comme désespérant de l’avenir, comme défiant de vos grâces et de votre vocation. Est-ce là votre passion que j’avais demandé à ressentir en moi ? Que cette épreuve de l’abandon intérieur est douloureuse, surtout au moment où l’on va s’unir à vous, comme vous, dans votre agonie et votre supplice, vous alliez vous unir à votre Père… La mort de l’âme, voilà l’infernal tourment de la Passion ; et il faut l’avoir eu en soi pour connaître toute l’horreur de l’impiété, pour compatir à la misère des âmes qui se perdent, pour se dévouer entièrement à leur salut, pour se rejeter vers vous, mon Dieu, avec l’effroi et la tendresse ardente de Pierre… Les siècles précédents avaient tenté de séculariser la pensée et la morale, l’esprit et le cœur, et c’est la religion même qu’on prétend aujourd’hui laïciser. Il me semble que dans l’une de nos vieilles cathédrales, si souvent désertes, l’ennemi est venu célébrer ses fêtes, en l’absence des fidèles, et s’est parfumé de notre encens » (44).
« Il faut aimer, nous dit encore Blondel, les conditions d’une époque militante. Nous devons, en face de l’invasion actuelle du paganisme, nous mettre dans les dispositions de nos premiers pères dans la foi… Sans doute, ce n’est pas sous la même forme que nous avons à agir et à souffrir, mais c’est en nous inspirant du même esprit, d’un esprit prêt à rompre avec les routines séniles d’une civilisation corrompue, aussi bien qu’à dompter et apprivoiser les passions violentes des couches nouvelles » (45).
Le 28 mars 1890, Blondel adressait cette prière au Christ :
« C’est à vous seul, ô mon Maître, que j’incline toutes les âmes qui demandent à devenir disciples. Il n’y a que vous de Maître… Je voudrais conduire à vous ceux qui n’ont point de chemin ; et montrer un peu comment l’on s’éclaire et comment l’on avance à votre suite. Y a-t-il de plus pressante apologie, de plus humaine doctrine, de plus chrétienne vérité que celle-là ? N’avoir de pensée, de force, d’influence que pour aller à Jésus… » (46)
En conclusion, sans oublier les incompréhensions, hostilités et calomnies dont souffrira Blondel de la part de gens d’Église, à l’époque troublée du modernisme, nous pouvons lire cette lettre qui lui fut adressée, quatre ans avant sa mort, en 1945, par le futur Paul VI, Monseigneur Montini, de la part du Pape Pie XII :
Dal Vaticano, 2 décembre 1944
SEGRETERIA DI STATO
DI SUA SANTITÀ
n° 87 669
Monsieur le Professeur,
Votre trilogie sur La Philosophie et l’esprit chrétien, dont vous venez de publier le premier tome, s’avère un monument de haute et bienfaisante apologétique : et comment n’aurait-il pas été très agréable à Sa Sainteté d’en recevoir le filial hommage ? L’importance d’un pareil sujet ne peut échapper à personne, où sont étudiés avec tant de sagacité les rapports de la philosophie et du christianisme, de la raison et de la foi, du naturel et du surnaturel, dont vous soulignez très justement « l’incommensurabilité », sans en exclure « la symbiose » et cette destinée unique, à laquelle l’homme ne peut légitimement se soustraire : mystère tout pénétré de miséricorde et de bonté infinie, auquel tous les esprits bien nés et réfléchis ne peuvent manquer d’adhérer, pour leur plus grand progrès intellectuel et moral, comme pour leur plus grand et vrai bonheur. Vos investigations philosophiques, pourtant toutes respectueuses de la transcendance du donné révélé, ne laissent donc pas de s’exercer avec fruit sur l’ensemble des mystères de la foi, pour leur faire mieux trouver l’audience d’une génération trop imbue d’un autonomisme de la raison, dont on ne reconnaît que trop aujourd’hui les faillites. Vous l’avez fait avec autant de talent que de foi, et sauf quelques expressions qu’une rigueur théologique eût voulues plus précises, cette argumentation peut et doit, dans les milieux savants, apporter une précieuse contribution à la meilleure intelligence et acceptation du message chrétien, seule voie de salut pour les individus comme pour la société. De fait, le monde tourmenté d’aujourd’hui est tellement à la recherche du vrai et des voies qui y conduisent le plus sûrement ! Et à cet égard, ne serait-il pas opportun de rappeler encore qu’à ne la considérer même que du seul point de vue de sa valeur philosophique, la spéculation procédant de la philosophia perennis offre réellement aux apparentes antinomies de l’univers des solutions positives, bien propres à satisfaire l’intelligence, sans prétendre étancher bien entendu une soif de plus intégrale lumière ?
Enfin, il n’est pas jusqu’à l’actualité d’un tel ouvrage, dont il ne faille relever le mérite. Car, à l’heure où le présent cataclysme ébranle les fondements mêmes de notre civilisation, comment beaucoup n’éprouveraient-ils pas le besoin de reconsidérer leurs positions philosophiques et de revenir, avec l’aide de la grâce, à une conception de la vie, sans laquelle, l’expérience ne le prouve que trop, on ne peut espérer le retour assuré de l’ordre et de la paix ?
Votre charité intellectuelle de Bon Samaritain, en se penchant sur l’humanité blessée, en s’efforçant de la comprendre et en lui parlant son langage, contribuera efficacement à la replacer dans les indéclinables et salvatrices perspectives de sa vocation divine.
Aussi, se réjouissant vivement des meilleures nouvelles de votre chère santé, le Saint-Père fait-il des vœux ardents pour que vous ayez la force de mener à bonne fin cet important ouvrage, et vous envoie-t-il de tout cœur la Bénédiction apostolique.
Veuillez agréer, Monsieur le Professeur, la respectueuse assurance de mon religieux dévouement.
J.B. MONTINI,
subst.
(Documentation catholique, « Questions actuelles », n° 942, 8 juillet 1945, pp. 498-499). Extrait de : Correspondance Blondel-Valensin, tome 3, pp.222-223.
NOTES
1. Carnets Intimes (C.I), t.l, p.18.
2. C.I, t.l, p. 23.
3. Ibid., p. 17.
4. Ibid., p. 20.
5. Ibid., p.236.
6. Ibid., t.2, pp.109-111.
7. Ibid., pp.340-348.
8. Ibid., t.l, p.199.
9. Ibid., p.356.
10. Ibid., t.l, p.556.
11. Ibid.
12. Ibid.
13. Ibid., t.2, pp.117-118.
14. Ibid., t.l, p.213.
15. Ibid., t.l, p.526.
16. Ibid., t.l, p.81.
17. Ibid., t.l, p. 104.
18. Ibid., t.2, p.132.
19. Ibid., t.l, p.215.
20. Ibid., t.l, p.536.
21. Ibid., t.l, pp.183-184.
22. Ibid., t.2, pp.17-18.
23. Itin. phil., p. 18 et 20.
24. C.I, t.l, p.97.
25. Ibid., t.l., p.97.
26. Ibid., t.l p.211.
27. Ibid., t.l p.309.
28. L’Action, p.409.
29. C.I, t.l, p.188.
30. Lettres philosophiques, p.38.
31. C.I, t.l, p.211.
32. Ibid., t.l, p.190.
33. Ibid., t.l, p.142.
34. Lettres philosophiques, p.33.
35. Ibid., p.36.
36. Et. phil., n° 2, 1975, p.210.
37. Ibid., p.209.
38. C.I, t.l, p.546.
39. Ibid., p.547.
40. Ibid., t.l, p.550-551.
41. Ibid., t.l, p.552.
42. Ibid., t.l, p.291.
43. Ibid.
44. Ibid., t.l, pp.191-192.
45. « Parva mea », p.35 et 32, 33.
46. C.I, t.l, pp.348-349.