Dans le Credo, ce mot de passe confié à tous les chrétiens, nous affirmons : Dieu a fait le ciel mais aussi la terre. De rien, il a fait un univers pour nous, un haut immense et un bas très profond pour entourer la terre qui est pour nous. Notre terre, comme dit Dietrich Bonhoeffer, est la terre de Dieu. S’en évader, c’est perdre tout contrôle, c’est se réfugier dans un monde imaginaire qui n’est plus réellement le monde de Dieu. La vie est le don de Dieu par excellence et la terre grouille de vie. Mais chaque personne qui habite cette terre est aimée de Dieu de façon personnelle. « Tu as du prix à mes yeux » déclare Dieu dans le prophète Isaïe. Le Christ a été « un homme pour les autres » jusqu’à sa mort. Il veut nous voir devenir un homme ou une femme « pour les autres » jusqu’au Royaume final où « Dieu sera tout en tous ».
Naître ce n’est pas venir dans des choux, c’est « venir au monde », comme le dit merveilleusement la langue française. Toute naissance, la vôtre comme celle de vos contemporains, est du nouveau qui arrive dans le monde, c’est un commencement dont on ne sait pas la fin. En devenant l’un de nous, le Christ « apporte toute nouveauté en s’apportant lui-même », remarque Saint Irénée. La terre, c’est la maison de l’homme. Par son corps, par ses sens, l’être humain respire, sent, voit, touche la terre qui l’entoure. Il en va de même pour vous. La terre, c’est le lieu où l’on est mis avec les responsabilités sociales, familiales, politiques quelquefois, qui en découlent. Joie de vivre au sein de cette terre que chante la Bible à toutes les pages. Joie d’avoir les deux pieds sur la terre et les mains dans les tâches quotidiennes. Joie d’être un terrien qui aime Dieu et les autres parce qu’il est d’abord aimé par le Seigneur. « Pour tenir Dieu », il ne faut pas cesser de tenir à la terre et à tous ses habitants, qu’ils soient proches ou lointains. N’oubliez pas ce que dit la Parabole du bon Samaritain.
Ce qu’il y a d’inouï, de fantastique dans la foi chrétienne, c’est que Dieu ne s’est pas contenté de nous regarder de loin, de se situer en haut. Non, cela n’a pas suffi. Dieu est devenu terrien en la personne de Jésus, il est venu à hauteur d’homme, il s’est approché de moi, il est devenu l’un de nous. Sont venues beaucoup de batailles dans l’Eglise depuis les commencements, tant cette incarnation du Christ est stupéfiante. Elle ne peut donc être sortie de la cervelle d’un homme, fût-il très doué. Nous l’avons appris par une révélation de Dieu.
Le chrétien est un terrien mêlé aux autres hommes
Les textes de l’Eglise parlent de cette communauté des chrétiens avec les autres terriens. Les chrétiens ne sont pas une race à part, ils vivent comme les autres hommes.
C’est ce que dit un premier texte que vous avez dans votre dossier. L’auteur est inconnu. Il est intitulé : Epitre à Diognète. Il date sans doute du 2° siècle. Il parle de la façon dont les laïcs chrétiens se comportent dans la société. Ils vivent comme les autres, ils n’ont pas une langue spéciale, ils sont hommes ou femmes, ils n’ont pas des maisons spéciales, ils n’ont ni costume ni langue propres. Ils viennent de tous les pays. Bruxelles aujourd’hui en un bon exemple. Les chrétiens sont répandus dans toutes les parties du monde. Ils se marient, ils ont des enfants ; mais ce qui leur est particulier, c’est qu’ils n’abandonnent pas leurs enfants. Et aussi, ils mangent avec les autres sans particularités alimentaires ; mais, autre signe de moralité propre, « ils partagent la même table mais pas la même couche ». Et voici la conclusion du texte pour nous aussi : ils doivent être responsables et le texte ajoute même : « Si noble est le poste que Dieu leur a assigné qu’il ne leur est pas permis de déserter ».
Un texte de Dietrich Bonhoffer parle de notre existence de « terrien » et dit que Dieu est notre Père et la terre est notre mère . D. Bonhoeffer est un pasteur protestant allemand, résistant à Hitler et au nazisme qui est mort pendu quelques semaines avant l’armistice de 1945. Il voulait que les chrétiens, pour être vraiment chrétiens, ne se refugient pas dans un monde idéal où ils ne trouveront pas Dieu mais eux-mêmes. C’est bien, disait-il, de chanter le grégorien qu’il aimait beaucoup mais pas sans se préoccuper en même temps du sort des juifs persécutés qu’Hitler et ses complices voulaient exterminer.
En voici les conséquences pour notre vie :
Ce que t’a été donné, tu dois le rendre à Dieu et aux autres. Les dons que tu as reçus, tu ne dois pas les transformer en dettes. Ta seule dette jamais éteinte, c’est celle de l’amour que tu dois porter à ton prochain, près de toi ou loin de toi.
L’Evangile se continue par toi. Pie XI, un grand Pape de l’entre deux guerres disait que c’est d’abord au « semblable d’évangéliser le semblable ». Tu dois devenir, par la prière fréquente et par l’action quotidienne un « Evangile vivant » pour les autres sur cette terre qui est ta demeure et qui t’a été préparée par Dieu. Sans ton approche personnelle, comment ceux qui ne connaissent pas l’Evangile pourront-ils être touchés ? St Jean y insiste dans son Evangile et ses Epîtres : Si tu dis j’aime Dieu et que tu n’aimes pas ton frère, tu es un « menteur ». « Toi qui n’aimes pas ton frère que tu vois, comment peux tu dire que tu aimes Dieu que tu ne vois pas ? ». « Si Dieu a tant aimé le monde au point de lui donner son propre Fils », si Dieu t’aime tendrement, c’est pour que t’aimant toi-même, tu puisses aimer les autres terriens comme toi-même.
Tu crois au ciel, crois aussi que la terre est le lieu où Dieu veut agir par toi et avec toi. « Celui qui ne pratique pas la justice n’est pas de Dieu ni celui qui n’aime pas son frère » ( I Jean 3, 10). Justice et charité marchent la main dans la main.
Conjuguer prière et action
Voici une réflexion de Saint Ignace de Loyola que l’on trouve dans sa correspondance :
« Il serait bon que (l’on) considère que l’homme ne sert pas Dieu seulement quand il prie ; ou alors elles seraient courtes les oraisons qui n’atteindraient pas vint quatre par jour (si c’était possible !), puisque tout homme doit se donner à dieu aussi complètement qu’il le peut. Mais ce qui est vrai, c’est que Dieu est servi à certains moments par d’autres choses plus que par l’oraison, à tel point qu’il lui plaît que pour elles on omette l’oraison et, à fortiori, qu’on l’abrège ».
Mais il faut entendre cela à la manière des saints et des saintes. St Benoît dit à ses frères moines que Dieu est aussi dans les cuisines. Quitter l’oraison par nécessité de charité, ou pour suivre des impératifs valables, ce n’est pas oublier Dieu, c’est « quitter Dieu pour Dieu ». Car Dieu se rencontre et dans la prière et dans l’action si humble soit-elle.
Dans Les Fondations, Ste Thérèse d’Avila écrit avec finesse et humour à ses moniales : « Mes filles, ne nous décourageons point. Quand l’obéissance nous imposera des œuvres extérieures, serait-ce même à la cuisine, sachez que le Seigneur est là au milieu des marmites et qu’il nous aide à l’intérieur et à l’extérieur ». Dieu doit être servi intérieurement et dans toutes les activités extérieures de chaque jour. En somme, ne pas opposer intérieur et extérieur qui appartiennent tous les deux au même Seigneur.
Depuis les origines, bien des chrétiens ont ainsi témoigné qu’à relire toute leur vie, de prière et d’action, sous le regard de Dieu, ils ont découvert le Seigneur là où ils ne l’attendaient pas. Ils ont reconnu leurs faiblesses et leurs fragilités, mais plus encore Dieu présent sur leurs chemins, et ce quotidien qui leur paraissait banal a pris pour eux une dimension nouvelle. Il est devenu le lieu d’une rencontre…
La vie nous apprend à ne pas chercher seulement de grands signes dans le ciel, mais à les découvrir là où ils sont : cachés dans le grain qui tombe en terre et qui meurt, dans le levain enfoui dans trois mesures de farine et qui fait lever la pâte, dans le geste de la femme qui a mis tout son avoir dans le tronc du temple, dans la foi de la Cananéenne qui met son espérance dans les miettes tombées de la table du Seigneur.
Père Henri Madelin, sj
Ocipe- Bruxelles-Strasbourg
Interview du Père Madelin à la radio belge